A Ouessant, «l’impression de remonter le temps est constante»

De: LibérationPublié le: 06 juin 2025

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Longtemps surnommée «l’île aux femmes», ce bout de terre situé au large du Finistère, qui peut sembler hostile, attire une population en quête d’authenticité.

Par Léa Masseguin

L’île de Ouessant (Finistère), minuscule bande de terre de huit kilomètres de long sur quatre de large, en octobre 2010
L’île de Ouessant (Finistère), minuscule bande de terre de huit kilomètres de long sur quatre de large, en octobre 2010. (Patrick Tourneboeuf/Tendance Floue)

Personne n’arrive à Ouessant par hasard. Ni les voyageurs de passage — entre 40 000 et 60 000 par an — ni les quelque 850 habitants qui y vivent à l’année. Parmi eux, la plupart y sont nés, enracinés depuis des générations ; d’autres ont débarqué plus récemment, attirés par une existence hors du temps. Bertrand et Mélanie disent, eux, qu’ils s’y sont «échoués», comme un morceau de bois sur une grève balayée par les vents. Pour l’homme à la chevelure indomptée et aux yeux couleur océan, la rencontre avec l’île remonte à son enfance, dans la maison de son grand-père où il venait passer ses vacances. Pour elle, qui a grandi loin des embruns, près des montagnes d’Annecy, le coup de foudre s’est produit l’été dernier. Bertrand lui a proposé de découvrir ce bout de terre au large du Finistère — le dernier éclat de France avant l’Amérique.

Depuis, les quadragénaires vivent en colocation dans la grande bâtisse familiale, construite à l’image de l’île : sobre, robuste, et taillée pour résister à la puissance des éléments, omniprésents dans le quotidien des insulaires. Les deux amis sont là pour une durée indéterminée. «Je suis mieux ici qu’ailleurs, confie-t-il, attablé dans son jardin verdoyant tourné vers l’océan. Et puis, une fois qu’on a vécu au rythme d’Ouessant, c’est difficile de faire marche arrière, de se réadapter à une vie ”normale”.»

«La nature impose son rythme»

Pas besoin même de poser le pied sur Ouessant pour sentir son caractère unique. Le dépaysement commence dès l’embarquement : une heure de traversée depuis Le Conquet, ou plus de deux heures et demie depuis Brest. Sur le bateau, il n’est pas rare d’apercevoir quelques pirouettes de dauphins ou de croiser les silhouettes furtives de phoques gris qui peuplent les eaux de la mer d’Iroise. A mesure que l’on approche de la destination, la minuscule bande de terre (huit kilomètres de long sur quatre de large) laisse deviner ses falaises noires, ciselées par l’océan, sur lesquelles se dresse fièrement la tour massive du phare du Créac’h. Avec ses 55 mètres de hauteur et une portée lumineuse d’environ 60 kilomètres, il figure parmi les plus hauts et les plus puissants au monde.

Ici, la nature n’a jamais cédé ses droits. Imprévisible et capricieuse — surtout en hiver — c’est elle qui décide des instants de répit qu’elle accorde aux habitants. C’est là tout le paradoxe d’Ouessant : son charme naît de cette rudesse, qui séduit autant qu’elle décourage. «L’île fait elle-même une sélection naturelle. Ceux qui n’ont rien à y faire repartent aussi vite qu’ils sont venus», glisse Pierrick, serveur au restaurant de l’hôtel La Duchesse Anne qui domine la baie de Lampaul, le cœur vivant de l’île. Originaires d’Orléans, lui et sa compagne sont tombés amoureux du lieu il y a trois ans, lors d’un bref séjour improvisé. Touchés par «l’énorme humanité» des Ouessantins, ils viennent tout juste de sceller leur attachement à cette terre en y achetant une maison.

Arrivé de Marseille en 1982, Denis Palluel, maire d’Ouessant depuis trente ans, s’est toujours battu pour préserver l’authenticité de l’île : «La nature impose son rythme, le silence y est précieux, mais le soir, les habitants savent aussi faire la fête, sans jamais rompre cette harmonie.»

«Spectre sonore»

Séduits par la quiétude et l’atmosphère d’Ouessant, certains artistes viennent y puiser l’inspiration, comme le compositeur et musicien français Yann Tiersen, qui venait en vacances sur l’île avec ses parents, a choisi de s’y installer en 2013 avec son épouse et son fils. Attaché profondément au site, il lui a dédié un album Eusa (2016), dans lequel chaque morceau évoque un lieu de l’île, mêlant piano et enregistrements captés sur place — le souffle du vent, le bruit de la mer, les cris des oiseaux. Le Brestois de 54 ans a également transformé l’ancienne discothèque L’Eskal en un pôle culturel, réunissant studio d’enregistrement, salle de concert et cours de musique. «Vivre à Ouessant, c’est un privilège énorme, dit-il au téléphone, alors qu’il s’apprête à entamer une tournée à la voile en Arctique. La rudesse du climat fait qu’on est forcément un peu en phase avec l’environnement, ça nous rend plus légers. On a une chance inouïe de ne pas avoir les sons de la vie humaine qui perturbent ceux de la nature. Ici, elle est présente dans tout son spectre sonore.»

Ondine Morin est née à Ouessant. Après des études d’histoire de l’art sur le continent, elle a choisi de revenir s’ancrer sur son île natale, happée par le manque du large et du vent. Aujourd’hui cette guide, mère de deux enfants, partage son temps entre la pêche et la transmission de la mémoire insulaire. «Ce qui me manquait, c’était le caractère d’Ouessant. Ici, tout est plus fort, plus vrai, explique-t-elle au détour d’une légende sur les amants disparus de l’île, qu’elle raconte à une poignée de visiteurs captivés. On vit au cœur des éléments, le paysage n’a presque pas changé depuis la période néolithique. L’impression de remonter le temps est constante.» Longtemps surnommée «l’île aux femmes», Ouessant a vu naître une organisation profondément marquée par l’absence des hommes, souvent partis en mer pour de longs mois. «Les marins ne revenaient parfois qu’une fois par an. Ce sont les femmes qui géraient tout : la terre, les enfants, la communauté… Elles ont façonné l’île à leur image», poursuit la quadragénaire.

Malgré un renouveau démographique — la population a doublé en une décennie — Ouessant reste confrontée à un paradoxe : «La population se rajeunit avec l’arrivée de jeunes familles, mais le nombre de décès demeure toujours élevé», explique-t-elle. A Ouessant, on compte entre zéro et cinq naissances par an, contre une trentaine de décès. «C’est un véritable défi pour préserver notre communauté.» Et l’âme de cette île à part.

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