Au cœur du Parc national des Cévennes, des passionnés tentent de sauver les derniers chevaux sauvages

De: LibérationPublié le: 04 mai 2025

environnementbiodiversitéanimauxchevaux

Sur le causse Méjean, en Lozère, l’association Takh s’attache depuis trente ans à sauver les chevaux de Przewalski, une espèce originaire d’Asie centrale en danger d’extinction. Mais depuis le retrait de son principal mécène, c’est pour sa survie qu’elle doit combattre.

Les chevaux sauvages de Przewalski sur le causse Méjean, le 22 avril 2025. (Sandra Mehl/Libération)
Les chevaux sauvages de Przewalski sur le causse Méjean, le 22 avril 2025. (Sandra Mehl/Libération)

Par Sarah Finger

Les vastes steppes du causse vibrent sous le vent. Aucun bruit humain ne vient interrompre le chant des oiseaux ni le bourdonnement des insectes. Sur ces terres couvertes d’herbe rase, d’arbustes, de pierres grises, des silhouettes aux tons bruns, blonds et beiges se dessinent au loin : 41 chevaux de Przewalski s’égayent, sur 400 hectares, en semi-liberté. Leurs lointains ancêtres sillonnaient les steppes mongoles. Eux aussi iront peut-être un jour galoper là-bas. Pour l’heure, leur royaume s’étend sur le causse Méjean, en Lozère, au cœur du Parc national des Cévennes.

«Les chevaux de Przewalski incarnent les seuls représentants des chevaux sauvages, résume Laurent Tatin, biologiste et chercheur associé à l’Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie marine et continentale. Depuis plus de cinq mille ans, cette espèce a évolué librement, sans intervention humaine.» Et pour les voir, on vient de loin. Comme cette famille grenobloise dont la fillette, ainsi que son père, attendent fébrilement le début d’une visite de deux heures qui les embarquera, en 4x4 puis à pied, à proximité des équidés.

Les chevaux sauvages de Przewalski pris en charge par l’association Takh, sur le causse Méjean, le 22 avril 2025. (Sandra Mehl/Libération)
Les chevaux sauvages de Przewalski pris en charge par l’association Takh, sur le causse Méjean, le 22 avril 2025. (Sandra Mehl/Libération)

Cheval sacré

«Avant de partir, quelques consignes : ces chevaux ne sont ni nourris, ni touchés, ni montés. Il ne faut pas les déranger, ni aller à leur contact, mais rester groupés et à distance. On oublie notre envie de les caresser.» Une dizaine d’adultes et d’enfants écoutent attentivement Pauline Joinnault, qui sera leur guide. A ses côtés, les visiteurs apercevront ce matin-là des vautours fauves et un aigle royal planant au-dessus du causse. Ils croiseront des lièvres et un chevreuil. Enfin, ils approcheront les chevaux de Przewalski, toucheront des yeux leur pelage couleur crème, leurs crinières en brosse et leurs singulières zébrures aux pattes.

Pauline Joinnault est l’une des six salariés de l’association Takh, du nom donné par les Mongols à ce cheval qu’ils considèrent comme sacré. Créée en 1990, cette association s’est donné pour mission la sauvegarde de cette espèce alors classée comme «éteinte à l’état sauvage» sur la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Car sur ses terres ancestrales, en Asie centrale, le cheval de Przewalski a disparu, victime des chasseurs occidentaux et d’une compétition avec les troupeaux domestiques qui l’a privé des points d’eau et des meilleurs pâturages.

Le dernier cheval sauvage a été aperçu en 1969 en Mongolie. Puis plus rien. Comme l’explique Laurent Tatin, ce cousin du cheval domestique a bien failli disparaître : «Après la Seconde Guerre mondiale, seule une dizaine de chevaux de Przewalski se trouvaient encore dans des jardins zoologiques. Ce sont ces quelques individus qui ont permis de reconstituer une population.»

En 1992, l’association Takh achète sur le causse Méjean un hameau en ruines depuis longtemps déserté par ses habitants, Le Villaret. Elle s’y installe et fait venir sur ce site, l’année suivante, onze chevaux de Przewalski provenant de huit zoos de France, de Grande-Bretagne et d’Allemagne. Les équidés apprennent à vivre dans de très vastes enclos, sans aucune intervention humaine, sauf en cas d’urgence exceptionnelle. Ils s’acclimatent au climat lozérien et commencent à se reproduire sur ces steppes qui évoquent étonnamment celles de Mongolie. «Ce cheval se révèle particulièrement robuste, note Florian Drouard, responsable du suivi des transports de chevaux à l’association Takh. Il vit en général une vingtaine d’années, parfois beaucoup plus. Chaque jument donne naissance, au maximum, à un petit par an.»

Le 22 avril 2025. (Sandra Mehl/Libération)
Le 22 avril 2025. (Sandra Mehl/Libération)

Réintroduire l’espèce dans ses terres d’origine

Quelques années plus tard, la seconde phase du projet de Takh commence : réintroduire l’espèce dans ses terres d’origine. En 2004 puis 2005, quatre familles et deux groupes de jeunes étalons célibataires, soit 22 chevaux nés sur le causse Méjean, sont emmenés par camion jusqu’à l’aéroport le plus proche, à Nîmes, puis embarquent dans un avion-cargo jusqu’à Khovd, en Mongolie. Un autre avion les conduit jusqu’aux steppes de la réserve de Khomyn Tal, gérée par Khomyn Talyn Takhi (KTT), l’association sœur de Takh sur place.

Depuis, les familles se sont agrandies. Environ 150 chevaux descendant des 22 du causse s’ébattent aujourd’hui librement en Mongolie. Et grâce à des projets similaires à celui de Takh, menés par d’autres ONG en Chine, au Kazakhstan, en Hongrie ou en Russie, la population mondiale atteindrait environ 3 000 individus, la moitié sur des sites de réintroduction, l’autre dans des zoos. L’UICN considère désormais l’espèce un peu moins menacée : elle la classe «en danger d’extinction» sur sa liste rouge. «La situation du cheval de Przewalski s’est améliorée en trente ans mais reste fragile, analyse Sébastien Carton de Grammont, responsable pour Takh du domaine du Villaret. Ce cheval reste l’un des mammifères les plus menacés au monde.»

Sur le site lozérien, quatre générations, soit 169 chevaux, se sont succédé. Chacun a été dûment identifié, «même les poulains mort-nés, précise Florian Drouard. Grâce à l’analyse des crottins, nous possédons tous les profils génétiques individuels», explique-t-il en parcourant des yeux le vaste tableau retraçant les arbres généalogiques de chaque individu accueilli ou né sur ce site. «Ils ont tous un nom : Alien, Plume, Cheveu d’ange, Phoenix… Les Mongols parviennent à les reconnaître à leur seule silhouette. Nous, non.»

En trois décennies, une cinquantaine d’animaux ont quitté le causse pour d’autres lieux de réintroduction et favoriser la diversité génétique des troupeaux. Outre ceux partis en Mongolie, huit ont gagné la réserve des Monts d’Azur à Thorenc (Alpes-Maritimes), six la Russie, au nord du Kazakhstan, et onze se trouvent désormais en Espagne, dans deux sites touristiques. Pour la première fois depuis 1993, des chevaux de Przewalski provenant de l’extérieur (en l’occurrence de Hongrie) devraient rejoindre dans les prochains mois ceux du causse dans l’optique d’un brassage génétique. Aucun de ces échanges ne donne lieu à une transaction financière : il ne s’agit que de dons.

Pendant une visite immersive sur le causse Méjean, à la rencontre des chevaux de Przewalski, le 22 avril 2025. (Sandra Mehl/Libération)
Pendant une visite immersive sur le causse Méjean, à la rencontre des chevaux de Przewalski, le 22 avril 2025. (Sandra Mehl/Libération)

Diversifier les sources de revenus

Mais l’association s’interroge sur sa survie. L’inquiétude ronge la petite équipe de Takh depuis le retrait, en 2023, de son principal mécène, la fondation Mava. Cette dernière a été lancée par Luc Hoffmann, un riche homme d’affaires suisse décédé en 2016 et dont le nom reste lié à l’industrie pharmaceutique et aux laboratoires Hoffmann-La Roche. Passionné par le monde sauvage, ornithologue averti, cofondateur de l’ONG WWF, créateur de la station biologique de la Tour du Valat, en Camargue, Luc Hoffmann et sa fondation Mava avaient activement soutenu et accompagné Takh. «C’est notamment grâce à cette fondation que le hameau du Villaret a pu être acheté, raconte Sébastien Carton de Grammont. Grâce à Luc Hoffmann, le WWF lui aussi nous a permis d’avancer dans nos projets.»

Mais le milliardaire ne souhaitait pas que ses passions pèsent sur ses enfants: les statuts de sa fondation stipulaient que Mava devait cesser tous ses financements au centième anniversaire de sa propre naissance, en 2023. Depuis, l’association Takh tente tant bien que mal de poursuivre sa mission. «Nous avons besoin de 350 000 à 450 000 euros par an pour fonctionner, détaille Sébastien Carton de Grammont. L’Europe, au travers de la Politique agricole commune (PAC), nous attribue environ 50 000 euros par an, en tant qu’éleveur de chevaux, mais nous survivons surtout grâce à nos réserves. On ignore comment on pourra boucler notre budget dès 2026.»

Afin de diversifier ses sources de revenus, Takh doit développer ses activités. Son site du Villaret accueille désormais des chercheurs, comme ces paléogénéticiens du CNRS passionnés par la collection de crânes de chevaux de Przewalski mise à leur disposition par l’association. Le suivi scientifique mené ici depuis trois décennies attire le monde universitaire, mais aussi le petit peuple des passionnés : des formations, des séjours, des animations leur sont proposés. Une boutique solidaire a ouvert au sein des locaux. Le parrainage de chevaux vient d’être lancé en ligne, sur le site de Takh. Et l’écotourisme se décline désormais au Villaret au travers de découvertes immersives, permettant même aux visiteurs de participer sur le terrain au suivi scientifique. Toutefois, aucun nouveau mécène n’a pris la place de Luc Hoffmann.

Un des 41 chevaux de Przewalski du causse Méjean. (Sandra Mehl/Libération)
Un des 41 chevaux de Przewalski du causse Méjean. (Sandra Mehl/Libération)

Le 21 mars, Takh a reçu un soutien de poids : Ulambayar Nyamkhuu, l’ambassadrice de Mongolie en France, est venue jusqu’au Villaret pour rencontrer les salariés de l’association et ses 41 protégés. Un soutien moral qui arrive à point nommé pour Pauline Joinnault, l’une des permanentes de Takh : «Nous avons constaté que l’ambassadrice était très au fait de l’actualité concernant les chevaux de Przewalski, et très investie sur ce dossier. Nous l’avons emmenée sur le terrain, elle a bravé la pluie pour approcher les animaux… Elle nous a dit qu’elle suivait notre situation de près.» En attendant, participer à la sauvegarde de la plus ancienne population de ces équidés sauvages soude les salariés de Takh. On ne renonce pas facilement à un tel cheval de bataille. Et l’équipe établie sur le causse guette les naissances. Plusieurs juments semblent prêtes, ce sera pour bientôt.

© 2025 Optimist Vibe

Sharing positive stories from around the web