Dans le Luberon, au milieu de la nature et du silence : «Ici, on se réenchante et on se rééquilibre»
De: Libération • Publié le: 06 juin 2025
Au fin fond du Vaucluse, Stéphanie Bodet, ancienne championne d’escalade, partage son écrin de quiétude devenu vital pour cette écrivaine qui revendique le «droit au silence, au recueillement».
Par François Carrel, envoyé spécial à Buoux (Vaucluse)
On a laissé sans regret la trépidante vallée du Rhône et l’agglomération d’Avignon derrière nous, pour filer plein Est et s’enfoncer peu à peu dans les profondeurs isolées du Vaucluse, jusqu’à la montagne du Luberon. Près du village de Buoux, la route se faufile dans une gorge creusée par une petite rivière, l’Aiguebrun, à travers l’aride plateau des Claparèdes. Elle se fait tortueuse, puis chemin de terre forestier jusqu’à venir buter devant l’auberge des Seguins, au bout du monde. Un «havre de paix et de quiétude», où «il n’y a aucun bruit urbain et aucune pollution lumineuse», comme promis par le site internet de l’établissement. Stéphanie Bodet, sourire serein aux lèvres, nous attend là, au cœur de ce vallon à la végétation touffue, enserré entre des falaises de calcaire chéries par des générations de grimpeurs.
L’écrivaine, ancienne championne du monde d’escalade qui a gravi quelques-unes des plus belles parois de la planète, vient de publier A l’écoute du silence, un essai dans lequel elle défend avec force et poésie «le droit au silence, au repos, au recueillement». A la terrasse de cette auberge qu’elle aime tant, antique bâtisse provençale entourée des rares prés du vallon, elle savoure le chant des cigales et relève avec malice : «Menacés au quotidien par le bruit perpétuel, par nos téléphones et leurs notifications, par le sentiment d’urgence et d’immédiateté dans lequel nous baignons, nous nous retrouvons ici au milieu de stridulations qui nous rappellent la vraie urgence : se reconnecter au monde et à la nature!»
C’est une nécessité vitale pour elle : «Née avec des sens exagérément développés», elle ressent «une souffrance au bruit humain», qui se traduit par des vertiges, des acouphènes et une «crispation croissante face à un monde de plus en plus mécanisé qui exproprie le moindre interstice de paix». Le remède? Les «pays perdus», ces zones peu aménagées, sauvages et sans point de fixation touristique majeur, souvent situés en moyenne montagne, où elle s‘échappe à chaque fois qu’elle a besoin de «prendre de la distance». Elle l’assure : pour se faire du bien, il faut «accroître le silence qu’on a en soi : être discret, se taire et laisser la place au chant du monde». Les bénéfices sont immenses : «En retrouvant notre silence intérieur, on gagne en souffle, en sérénité et en capacité de faire face aux désordres de nos vies, au chaos social…»
«Je me sens riche et libre»
Attirée depuis toujours par les refuges et les ermitages, elle s’est même offerte en 2020 une vraie retraite au fin fond des Pyrénées ariégeoises, seule pour une vingtaine de jours dans une maisonnette antique, au confort spartiate. Une «cure de silence», un séjour fort et intense, pas toujours facile, qu’elle raconte avec émotion et humour dans son livre. Elle avait choisi la haute vallée de l’Arac, où, coïncidence qui en dit long sur l’âme et l’attractivité de ces lieux reculés, s’installera quelques mois plus tard l’écrivaine Clara Arnaud, dans une autre maison centenaire toute proche, pour écrire son roman Et vous passerez comme des vents fous.
Comme elle, Stéphanie Bodet s’est drapée dans la beauté puissante de l’Ariège, à l’écoute de sa faune, des éléments mais aussi de ses émotions et de ses souvenirs, les plus beaux comme les plus douloureux. Elle a écrit, beaucoup, tant «cette écoute silencieuse fait jaillir de soi des fulgurances, forces bouleversantes, à la fois radieuses et inquiétantes». Elle a marché aussi, accordant «toute [son] attention au monde» : «Tu es là. Tu es cela, me soufflent le vent, le rouge-gorge, le chat qui ronronne, le feu qui crépite, l’étoile qui palpite.» Elle en ressort plus forte que jamais : «Le silence a coulé en moi comme une ancre bienheureuse […]. Je suis épuisée et joyeuse. Je me sens riche et libre.»
L’Ariège s’est ainsi ajoutée à sa précieuse collection de pays perdus hexagonaux, aux côtés des Calanques, de l’île d’Ouessant, des hauteurs du Champsaur dans le massif des Ecrins, des hautes garrigues de Saint-Guilhem-le-Désert dans l’Hérault… ou encore de ce vallon du Luberon, où elle s’enfonce aujourd’hui une nouvelle fois, pour tenter de nous transmettre ce qu’elle appelle «le sortilège de l’Aiguebrun». Cette magie l’a décidée, il y a quelques années, à venir vivre dans la région, à quelques kilomètres de là.
«On se croirait dans une forêt enchantée»
Un sentier sillonne le fond du vallon et remonte, sous les épaisses frondaisons, la rivière aux eaux incroyablement cristallines qui vrombissent entre des rochers couverts de mousse, enserrée par endroits entre les parois du canyon. «Depuis toute petite, j’aime marcher le long de l’eau : je laisse filer mes idées, explique Stéphanie Bodet. J’aime être traversée par le ruisseau qui fluidifie la pensée… j’en sors rajeunie, apaisée.» Plus on avance et plus le vallon se fait mystérieux, d’une beauté fantasmagorique : «On se croirait dans une forêt enchantée, sourit l’écrivaine. C’est comme un monastère naturel, un cloître païen.»
Au pied des parois rocheuses de la gorge toujours plus étroite, elle croise ici et là de vieux amis. Un chêne immense et biscornu s’est contorsionné pour trouver la lumière au-delà d’une conque. Un incroyable pied de lierre tentaculaire épouse les courbes du rocher et franchit les surplombs en se déployant sur des dizaines de mètres d’envergure. La grimpeuse va caresser son tronc noueux, s’y suspendre avec gourmandise : «Il ne bouge pas. Tu sens son immense solidité, sa puissance. Il est vieux de plusieurs siècles!» Elle aime se laisser envahir par la sensualité de la roche, des végétaux, ces moments «où la conscience se resserre et se concentre sur le minuscule, la fougère, l’arbre.»
Elle s’échappe bientôt du fond du vallon pour emprunter une pente escarpée qui mène à une baume, ébauche de caverne ouverte à flanc de falaise, arche monumentale de calcaire blanc rayé de coulées grises. Elle est facile d’accès et pourtant spectaculaire : l’espace s’ouvre soudain sur le vallon et les hauts plateaux qui l’entourent. Assise à même la roche, Stéphanie Bodet reste muette et immobile, yeux et oreilles grands ouverts. Le grondement régulier de la rivière, bruit de fond continu, est souligné par le murmure des arbres agités par le vent. Par-dessus viennent s’entremêler, réverbérés en tous sens par la conque de roche géante, les cris et chants des oiseaux, mésanges et rouges-gorges, pics verts ou pic épeiches, rossignols, pigeons, pinsons, choucas… «C’est ce beau silence, vibrant, que je veux célébrer, finit par souffler Stéphanie Bodet. Ce silence qui n’en est pas un, cette symphonie orchestrée par les bruissements de la vie végétale et minérale, est une nourriture pour l’homme!»
Sur la falaise d’en face, des grimpeurs se lancent quelques cris brefs et informatifs, d’un bout à l’autre de leur corde, ajoutant à ce tableau sonore une touche humaine qui ne dérange en rien Bodet, partageuse et tout sauf misanthrope : «Si de plus en plus de gens viennent ici, c’est que le monde devient chaotique, épuisant, empli d’un vacarme perpétuel à travers lequel on a du mal à distinguer le vrai du faux et qui nous empêche de nous relier à la nature.» Elle s’interrompt pour pointer du doigt, ravie, un faucon crécerelle venu tourner sur la falaise : «Ici on se réenchante. On se rééquilibre…»
Le silence est «une forme de contre-pouvoir»
Si elle célèbre l’art de «l’esquive» et la solitude, elle se défend de vouloir fuir le genre humain et les relations sociales : «Ce silence qui impose de faire face à soi-même est le meilleur raccourci pour revenir vers les autres! Ces espaces de respiration me permettent de refaire le plein d’énergie et d’être ensuite plus à même d’écouter, de partager…» Ame sauvage, elle a à cœur de défendre ses semblables : «J’ai toujours ressenti auprès des personnes taiseuses et sauvages une présence et une intensité relationnelle plus rare, une capacité d’attention et d’écoute plus subtiles que celles de personnes habituées à vivre dans le bavardage.»
C’est pour eux, tous ceux qui comme elle ont besoin de calme et de solitude et qui souffrent parfois «d’un sentiment d’exclusion et d’incompréhension» qu’elle a écrit A l’écoute du silence : «J’ai le sentiment qu’on est nombreux, assure-t-elle. Je serais enchantée de pouvoir leur apporter du réconfort, comme j’ai moi-même été réconfortée par la lecture de Rousseau, Christian Bobin, Montaigne, Nicolas Bouvier ou Charles Juliet…» Assise au soleil sur la pelouse fleurie d’une minuscule clairière du vallon, dans un méandre de l’Aiguebrun, elle abat sa carte maîtresse : «Silence et solitude aiguisent l’esprit critique : en prenant de la distance, notre regard s’élargit et on prend conscience de l’essentiel. C’est la raison pour laquelle la retraite, le silence sont souvent mal vus socialement. C’est une forme de contre-pouvoir, de désobéissance civile. Une posture de résistance ni spectaculaire ni violente, mais puissante.»
Nous redescendons lentement au fil de l’eau, sans croiser personne. Stéphanie Bodet poursuit sur le caractère anticonformiste de ses escapades déconnectées et solitaires : «Trop entourée, je me perds dans les besoins d’autrui, dans la satisfaction des autres, je m’épuise. Il faut savoir tuer l’ange du foyer en nous, s’esquiver, se relier à sa nature sauvage qu’on a tendance à étouffer derrière le masque de la bonne éducation, le vernis de nos rôles sociaux.» L’auberge est là, l’ombre gagne le vallon; nous devons déjà repartir, reprendre la route pour replonger dans l’agitation du monde. Stéphanie Bodet sourit encore une fois et lâche : «Je vais rester ici, encore un peu. J’ai quelques mails à écrire. Y a-t-il meilleur endroit qu’ici pour le faire?» Sur la longue route du retour, dans notre esprit hanté par la beauté du vallon d’Aiguebrun, la dernière phrase de son livre tourne en boucle : «Je me promets de jouir plus souvent de la ténue symphonie du monde.» Qui nous empêche d’en faire autant?
A l’écoute du silence, Stéphanie Bodet, éditions des Equateurs (Paris), 224 pp, 20 €