Olivier Liron, écrivain : «Dans un monde oppressant, les mousses offrent la possibilité très concrète de la douceur»
De: Libération • Publié le: 12 avril 2025
Apparus bien avant les dinosaures, ces végétaux regroupent pas moins de 13 000 espèces. Dans un ouvrage savoureux et érudit, Olivier Liron dévoile les secrets de ces plantes ancestrales et quasi immortelles et nous invite à les caresser et les chérir pour renouer avec le vivant et habiter poétiquement le monde.
Par Coralie Schaub
Qui n’a jamais brûlé d’envie, à l’orée d’un bois ou d’un chemin rocailleux, d’envoyer valser ses godillots et de gambader pieds nus sur les tendres mousses, de s’y rouler, s’y prélasser ? Comment résister à l’attrait de ces plantes lilliputiennes, qui figurent parmi les plus anciennes sur Terre ? Dans Eloge des mousses (éditions Rivages), paru cette semaine, l’écrivain Olivier Liron partage son amour pour ces belles inconnues sur lesquelles l’Occident ouvre à peine les yeux et livre quelques-uns de leurs fabuleux secrets. Un ouvrage aussi savant que poétique, aussi profond qu’espiègle, une invitation à la contemplation, à une approche plus sensible et sensuelle du monde. Plus apaisée, aussi.
D’où vient votre fascination pour les mousses ?
Enfant, lors de promenades près de chez nous, dans la forêt de Fontainebleau, j’ai eu la chance d’être initié à leur beauté par ma mère, écologue et naturaliste. On les imagine toutes vertes, mais elles présentent mille nuances de cette couleur et un déluge d’autres teintes, certaines sont jaune bouton d’or, d’autres rouges, zinzolin ou turquoise… Leurs formes évoquent des arbres, des étoiles ou des pinceaux. Et puis, il y a leur infinie délicatesse. Avec ce livre, j’ai voulu me faire le porte-parole de ces végétaux si discrets, peu spectaculaires de prime abord mais merveilleux, donner envie de les découvrir, de les aimer, de s’y attarder. Car cela peut nous faire beaucoup de bien. Dans un monde où on ploie sous les oppressions, les servitudes, elles offrent la possibilité très concrète de la douceur.
Qui sont-elles ?
Elles comptent plus de 13 000 espèces décrites dans le monde, dont un millier en France. Il faut bien les distinguer des lichens ou des algues. Elles n’ont ni racines, ni vaisseaux, ni fleurs, ni graines, ce sont des plantes d’une simplicité extrême, les as du dépouillement. Filles de l’eau et du soleil, il leur en faut peu pour être heureuses. Elles sont à la fois éminemment humbles et quasiment indestructibles, dotées d’une longévité incroyable. Les mousses sont les premières plantes terrestres, apparues il y a environ 450 millions d’années, bien avant les dinosaures, les plantes à fleurs et les arbres. Elles évoluent, comme toutes les espèces vivantes, mais leur histoire remonte à l’origine des temps.
Ce sont de sacrées dures à cuire, qui ont survécu à toutes les crises d’extinction du vivant et ont un tas de superpouvoirs assez dingues. Elles résistent aux conditions climatiques les plus extrêmes. Elles ont le don de reviviscence. Piégées dans la glace, elles peuvent «revenir à la vie» des milliers d’années plus tard, à la faveur de conditions environnementales favorables. Schistostega pennata, joliment surnommée «or des lutins», a un don de luminescence, elle émet une sorte d’éclat émeraude, comme une luciole. Surtout, les mousses ont rendu le monde habitable. Car c’est grâce à elles que sont nés les sols, dont dépend la survie de l’espèce humaine.
C’est-à-dire ?
Les mousses sont des pionnières qui ont écrit les premières phrases du grand roman de la vie végétale. Elles sont autotrophes, ce qui veut dire qu’elles produisent leur propre matière organique, dont une partie s’accumule sur la roche avec le temps, sans bruit. Elles travaillent avec la complicité de lichens, virus, bactéries et champignons microscopiques pour recouvrir peu à peu la roche d’une fine couche de terreau. Comme dans le conte, le vilain petit caillou est métamorphosé par l’effet d’une symbiose, d’une solidarité entre les mousses et d’autres organismes, qui dure depuis des centaines de millions d’années.
Il faut au moins 10 000 ans dans nos régions tempérées pour construire un sol fertile comme ceux des forêts, des champs. Quand on le pollue, qu’on le bétonne, le dévitalise, on saccage un monument bâti par l’association du temps et du vivant. Un sol n’est pas une ressource renouvelable à volonté, c’est un miracle que toute la technologie et toute l’intelligence artificielle du monde serait impuissante à recréer.
Les mousses adoucissent aussi le paysage, en formant des coussinets sur les carrières de grès, par exemple. Elles cicatrisent les béances, un peu comme des soignantes. A partir d’amas de rochers chaotiques, elles créent des refuges pour la biodiversité. Tout un tas d’invertébrés y vivent, les oiseaux les utilisent pour faire leur nid.
Dans votre livre, vous rendez notamment hommage aux sphaignes, des mousses à l’origine de ces drôles d’habitats qu’on appelle les tourbières…
Oui, les tourbières sont édifiées grâce à une alliance de l’eau et des sphaignes. Ces dernières grandissent par le sommet, tandis que leur base se décompose en matière organique, un dépôt qu’on appelle la tourbe. L’accumulation de tourbe est un processus extrêmement long. En plus d’être des éponges qui emmagasinent l’eau, les tourbières, qui ne représentent que 3 % des terres émergées, stockent un tiers du carbone contenu dans les sols de la planète. En les asséchant et en les détruisant, celui-ci est rejeté dans l’atmosphère. Et avec le réchauffement climatique, le dégel des tourbières arctiques libère aussi du méthane, un gaz dont l’effet de serre est bien plus puissant que le CO2. Une bombe à retardement. Les mousses sont des bibliothèques du vivant, mais sont aussi au cœur des enjeux contemporains.
La bryologie, c’est-à-dire l’étude des mousses, a-t-elle percé tous leurs secrets ?
Bien sûr que non ! Le botaniste et professeur à Oxford Johann Jacob Dillenius a publié la première grande histoire des mousses en 1741. Jean-Jacques Rousseau, l’un des premiers philosophes à s’intéresser à elles, a constitué des moussiers, des herbiers de mousses, un trésor qui a été numérisé par l’Université de Neuchâtel, en Suisse. Plus récemment, les bryologues ont découvert des usages intéressants. La mousse des fontaines, Fontinalis antipyretica, dont la longue chevelure ondoie dans l’eau qu’elle oxygène, a des vertus anti-fièvre, antalgiques et anti-inflammatoires.
Les sphaignes étaient utilisées pendant la Première Guerre mondiale pour soigner les soldats blessés, grâce à leurs capacités antiseptiques et cicatrisantes. Des chercheurs tentent d’élaborer de nouveaux antibiotiques à base de mousses. Elles peuvent aussi être nos alliées en agriculture. Certaines ont une action antifongique, contre des champignons pathogènes. Leur pouvoir herbicide a été mis en évidence en laboratoire. La Funaria hygrometrica, appelée mousse de feu car elle se développe sur des terrains ravagés par des incendies, peut absorber de grandes quantités de plomb. Il est donc envisagé de l’utiliser pour décontaminer l’eau et les sols d’anciens sites miniers. Ce sont des pistes intéressantes, mais il reste tout à découvrir sur les mousses.
Le monde occidental s’y est intéressé relativement tard…
Oui, contrairement au Japon, où elles sont vénérées depuis des siècles. Elles sont présentes dans les jardins zen, dans les films de Hayao Miyazaki, dans les kokedama, cet art floral édifié sur de petites sphères de mousse… Dans les jardins, le mariage de la pierre et de la mousse procure une sensation de grand calme, le sentiment d’être face à un temps qui nous dépasse, nous prolonge, va nous survivre. C’est vertigineux, bouleversant. Je n’étais pas du tout quelqu’un de méditatif mais les mousses m’ont aidé à l’être. Ces organismes qui ont contribué à sculpter le visage de notre planète durant des millions d’années peuvent nous apprendre ou nous réapprendre l’art de la lenteur, nous aider à ralentir, trouver des remèdes à l’accélération permanente. Elles offrent un répit, une pause. Elles sont une invitation à vivre dans le présent, à la patience, à la résistance et l’insoumission, à l’humilité et la solidarité, aussi.
Faut-il aller jusqu’au Japon pour ressentir cela ?
Absolument pas ! Pour vivre cet alentissement, cet adoucissement du cours du temps, chacun peut faire une «sortie mousse» en forêt, dans un parc ou même dans son jardin. On s’arrête deux minutes. On baisse la tête, on s’adosse à un arbre moussu, si on a un peu de chance, on voit un écureuil caracoler de branche en branche. On observe les formes extraordinaires des mousses, ces sortes d’aliens, d’extraterrestres, de préférence à la loupe. Notre attention se concentre. Le botaniste Francis Hallé parle de «l’œil magique» : on peut être saisi par la vue de la moindre plante dans une jardinière. Et on vit un moment.
Pour nous les humains qui sommes attirés par le cosmos, le grandiose, c’est une sorte de révolution copernicienne, un changement de paradigme par le minuscule, le modeste. Et par la tendresse. Il y a quelque chose d’émouvant dans l’apparence des menus hérissons de mousse qu’on trouve en forêt. Cela peut paraître mièvre, mais les mousses permettent de rêver à partir de pas grand-chose. «Si l’on savait comme je suis resté moelleux au fond», dit un vers de Henri Michaux. Ces plantes offrent une manière plus poétique d’habiter le monde, une façon d’être en harmonie avec lui et avec soi-même.
C’est quelque chose de très physique, de sensuel…
Sautiller et danser sur les mousses, s’y allonger, les caresser ouvre sur le monde sensible. Il y a un côté enfantin. Petit, je m’y sentais un peu comme sur un tapis volant. Mais les grands enfants peuvent eux aussi retrouver et cultiver cet art de l’émerveillement, de la joie. Les mousses invitent à la vie, elles augmentent notre puissance de joie. On parle beaucoup de bains de forêts, de sylvothérapie, qui consiste à se ressourcer au contact des arbres. Et même d’ornithérapie, avec les oiseaux. Alors pourquoi pas une moussothérapie ! On pourrait imaginer des ablutions de mousses, des bains de mousse. Je plaisante à moitié, car si on s’attarde quelques minutes à compagnonner avec elles, leur grâce atténue notre anxiété, notre stress.
Les étudier n’est pas que l’apanage d’une magnifique discipline scientifique, c’est aussi faire l’expérience du sensible, de la splendeur du vivant et des petites choses, cela soulève des questions philosophiques et spirituelles et peut donner envie d’un changement écologique profond. En s’émerveillant des mousses, le regard sur l’univers qui nous entoure se métamorphose. Elles rendent ce monde vivable, elles subliment le milieu dans lequel elles sont et transforment le réel. Ce sont des poétesses en action, cela force l’admiration, la rêverie. Au Canada, des bryologues ont proposé de leur donner des noms plus familiers que leurs noms latins : gorgone des forêts, dame blanche, ondine à ventre violet, mélusine splendide… Cela permet à notre imagination de s’en emparer. Et aux mousses de trouver leur place, une voix.
Eloge des mousses de Olivier Liron, éditions Rivages, 160 pp, 18 euros