Les sons de la grotte Chauvet reconstitués par la paléo-acoustique

De: LibérationPublié le: 15 mai 2025

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Il y a 36 000 ans, face aux peintures de la grotte ardéchoise, une narratrice ou un narrateur transmettait sans doute des récits mythologiques. Comment voix et musique résonnaient-elles ?

Par Carole Fritz, Préhistorienne (CNRS), spécialiste de l’art paléolithique

Comment reconstituer l’environnement sonore des Homo sapiens, chasseurs-collecteurs nomades entre 45 000 et 12 000 ans ? Une gageure. Et pourtant… c’est ce que nous tentons de faire dans la grotte Chauvet-Pont-d’Arc (Ardèche), où ont été découverts les célèbres dessins réalisés il y a 36 000 ans. Depuis trente ans, nous étudions les quelque mille traces humaines, dont plus de 500 dessins, ainsi que les vestiges de faune, notamment plus de 4 000 ossements d’ours des cavernes, ou encore la formation de la grotte et son évolution au fil du temps. Depuis 2020, nous souhaitons aussi reconstituer le paysage sonore dans lequel évoluaient les humains qui entraient dans la grotte. Cette recherche relève d’une discipline nouvelle : la paléo-acoustique. Que percevaient-ils dans leur quotidien ? La perception du son est à la fois intime et culturelle. Dans nos propres vies, nous n’entendons pas tous les sons qui nous entourent; il en allait sans doute de même au Paléolithique. Comment alors imaginer leur environnement acoustique ? Le grattage des peaux, la taille du silex, les conversations, les pas feutrés dans la neige… La géophonie et la biophonie environnantes : le vent dans les feuillages, le murmure des rivières, la pluie, le grondement d’un troupeau de bisons, les chants d’oiseaux, le rugissement des lions dans le lointain… Puisque le son ne laisse pas de trace matérielle, il nous faut rechercher les supports qui le produisent. Ces recherches sont complexes, car pour ces périodes très anciennes, les matériaux organiques (bois, végétaux, peaux animales) ne se conservent pas. Seuls les instruments fabriqués dans des matières durables comme l’os, le bois de renne, l’ivoire de mammouth ou les coquillages peuvent nous être parvenus.

Grotte muette

Pour l’instant, la grotte Chauvet reste muette sur bien des points. Aucune fouille n’est autorisée, et l’on pourrait aisément se décourager. Pourtant, nous persistons, parce que la recherche avance autrement. Grâce aux modèles 3D que nous élaborons, un clone numérique de la cavité devient peu à peu un véritable terrain d’expérimentation sonore pour comprendre comment les sons, les voix et les musiques s’y déployaient. Car les anthropologues et les ethnomusicologues nous rappellent une chose essentielle : il n’existe pas de société sans chant, pas de rituel sans accompagnement sonore. La voix, les rythmes, les résonances appartiennent à l’histoire humaine depuis ses origines.

Les recherches archéologiques révèlent tout au long du Paléolithique récent, des flûtes façonnées dans les os longs d’oiseaux de grande taille − vautours, cygnes, oies − ou dans de l’ivoire de mammouth. Entre 36 000 et 35 000 ans − soit au moment même où les artistes de Chauvet traçaient leurs chefs-d’œuvre −, neuf flûtes ont été mises au jour en Allemagne [dans l’Etat du Bade-Wurtemberg, ndlr], sur les sites de Geißenklösterle, de Hohle Fels et de Vogelherd. En France, le site d’Isturitz (Pays basque) a livré une dizaine d’instruments, datés entre 35 000 et 13 000 ans. Souvent fragmentaires et de petites dimensions, ces objets sont rares. La flûte de Hohle Fels, longue de 25 centimètres et percée de cinq trous, reste à ce jour la plus complète. On a aussi trouvé des rhombes, des aérophones produisant un son rugissant par frottement de l’air, évoquant le vent, le tonnerre ou la voix des ancêtres. Présents dans de nombreuses cultures autochtones (Australie, Amérique du Nord, Afrique australe), deux exemplaires paléolithiques sont attestés : à la Roche de Lalinde (Dordogne) et à Fontalès (Tarn-et-Garonne), vers 13 000 ans.

Aux sons des Conques

Mais l’objet le plus emblématique reste sans doute un coquillage marin provenant de l’Atlantique découvert en 1931 dans la grotte ornée de Marsoulas (18 000 ans, Haute-Garonne), réinterprété en 2018 comme un instrument à vent. Cet objet exceptionnel, un Charonia lampas plus communément appelé «conque» ou «triton», témoigne d’une véritable facture instrumentale. L’apex − la partie sommitale la plus dure du coquillage − a été volontairement cassé pour former une embouchure dans laquelle on souffle. Les excroissances externes dépassant du pavillon de la coquille ont été éliminées, et l’intérieur décoré de points rouges. Les analyses acoustiques de l’objet révèlent la production de plusieurs notes de bonne qualité. L’intensité sonore atteint environ 100 dBA à un mètre de distance. Encore de nos jours, les conques sont utilisées comme instrument de musique, d’appel ou de signal, mais elle revêt également des fonctions sacrées, symboliques ou magiques selon les cultures.

Ces instruments témoignent du savoir-faire et de la sensibilité sonore de ces groupes humains dès les premières manifestations graphiques. Peut-on alors associer l’image et le son ? Les contextes d’utilisation de ces instruments restent inconnus : étaient-ils joués dans les grottes ornées, à l’extérieur, lors de rituels ou de cérémonies ? Face aux panneaux ornés, une narratrice ou un narrateur transmettait sans doute des récits mythologiques. La scénophonie − cette mise en scène conjointe du son et de l’image − s’appuyait probablement sur les effets de réverbération. La voix et la musique étaient-elles spatialisées devant les dessins ?

Dans la cavité, concevoir la portée des voix et leur résonance maximale est essentiel. L’étude paléo-acoustique de la grotte Chauvet apportera des éléments d’analyse complémentaires. Les premières captations de l’ambiance sonore actuelle ont été réalisées dans la grotte depuis trois ans. La méthode utilise un signal balayé («sweep») couvrant la plage audible par l’humain (20 à 20 000 Hz), diffusé pendant quarante secondes dans des zones ciblées de la grotte. Des microphones enregistrent la réponse sonore, ensuite analysée pour extraire les principaux paramètres acoustiques − réverbération, réponse en fréquence, clarté − et caractériser précisément l’acoustique du lieu.

Toutefois, un important travail reste à mener pour restituer, à partir des modèles 3D, la sonorité de la cavité telle qu’elle était il y a 36 000 ans. Il s’agit notamment de supprimer numériquement les calcites qui se sont formées depuis sur les sols et les parois, de neutraliser la réverbération liée aux passerelles métalliques actuelles, et de mieux comprendre la propagation du son sur des surfaces complexes, telles que les parois rocheuses, ainsi que son absorption par l’argile du sol. Une première immersion sonore est néanmoins déjà accessible en ligne (ccrma.stanford.edu/chauvet/). Au fil du parcours souterrain, la lumière est fondamentale. Le crépitement des feux, le craquement des torches, le son et la lumière guidaient-ils la progression ? Les pas, étouffés par les sols argileux, étaient-ils perceptibles ou absorbés par l’acoustique ambiante ? Et comment résonnait le grognement des ours des cavernes, qui partageaient, en alternance, la grotte avec les humains ? Faute de réponses définitives, la paléo-acoustique nous aide à mieux comprendre l’univers sensoriel de nos lointains ancêtres. Vivre dans un monde où la nuit était profonde, éclairée seulement par des foyers, des lampes à graisse, plaçait sans doute l’ouïe au cœur de la perception. L’oreille devenait alors un outil de vigilance, de communication et sans doute d’émotion.

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