Protéger les oiseaux, c'est nous protéger nous-mêmes
De: Libération • Publié le: 21 mars 2025
La naturaliste Elise Rousseau et l’ornithologue Philippe J. Dubois démontrent à quel point alouettes, rouges-gorges ou moineaux peuvent aider à fuir le tragique de l’actualité.
Recueilli par Coralie Schaub
La mélodie flûtée d’un merle, le chant d’une alouette ou le vol d’un goéland ont le pouvoir de nous apaiser, nous réconforter, nous alléger l’existence. Il suffit de prêter attention à ces oiseaux, de réapprendre à les écouter et à les regarder, vraiment. C’est ce dont témoignent la naturaliste Elise Rousseau et l’écologue et ornithologue Philippe J. Dubois dans Ornithérapie, un ouvrage enthousiasmant et ô combien précieux et bienvenu en ces temps incertains, inquiétants, oppressants.
Que vous apportent les oiseaux ?
Philippe J. Dubois : La même chose que l’oxygène. Deux jours sans contact avec eux, et je ne suis pas bien. Dans les moments durs de ma vie, j’ai pu me ressourcer auprès d’eux, faire le point et repartir. D’où le titre de notre livre : orni vient du grec «oiseau» et thérapie, c’est soigner. La nature en général et les oiseaux en particulier me sont indispensables.
Elise Rousseau : Tous les naturalistes ressentent cela. Les animaux sont dans l’instant présent, le carpe diem. Ce que nous, les humains, avons tant de mal à mettre en œuvre. Quand j’observe un oiseau, je suis ici et maintenant. Ils m’aident à m’ancrer dans le moment présent et m’offrent des moments magiques. Ça fait un bien fou. Dans ce monde très anxiogène, la nature, les animaux, sont pour moi un refuge. Régulièrement, je me reconnecte à l’actualité de la nature qui n’est pas la même que l’actualité humaine. Ces jours-ci, le printemps pointe son nez, certains oiseaux migrateurs reviennent, des bourgeons se forment, c’est salvateur, cela m’aide.
P.J.D. : Depuis trois semaines, ici en Bretagne où nous vivons, comme ailleurs en France, l’alouette des champs, qui s’était tue depuis août, chante à nouveau. C’est un chant joyeux, l’espèce s’égosille, on sent qu’elle en est heureuse et elle nous transmet son bonheur.
A tel point, écrivez-vous, que des médecins généralistes en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis prescrivent des séances d’observation d’oiseaux…
P.J.D. : Oui, les expériences incitant des personnes anxieuses ou dépressives à marcher dans la nature, à observer les oiseaux, ont si bien marché qu’il est question de généraliser cela à toute la Grande-Bretagne. Une étude a montré que regarder et écouter les oiseaux durant une quarantaine de minutes permet de se sentir mieux pendant plusieurs jours. Une autre indique que six minutes de concert d’oiseaux suffisent à améliorer le bien-être des gens anxieux. D’autres chercheurs encore ont demandé à deux groupes de personnes de se promener sur un chemin. Celles à qui des chants d’oiseaux ont été diffusés se sont senties bien plus sereines et heureuses que celles qui n’y ont pas eu droit.
E.R. : De plus en plus de travaux scientifiques démontrent que le bien-être que nous ressentons lorsque nous allons dans la nature n’est pas une simple impression. Cela a de réels effets bénéfiques sur notre santé, sur le taux de cortisol (l’hormone du stress), l’hypertension, les maladies cardiovasculaires… D’ailleurs, les méditations guidées que l’on trouve sur Internet sont souvent accompagnées de sons de la nature, surtout de chants d’oiseaux.
P.J.D. : Ces chants favoriseraient même la croissance des arbres. L’ingénieur forestier et chercheur suisse Ernst Zürcher a montré qu’ils provoquent des vibrations acoustiques facilitant l’ouverture des stomates, de minuscules pores à la surface des feuilles qui permettent la photosynthèse et régulent la transpiration nécessaire à la croissance des plantes. Cette expérience a probablement besoin d’être répliquée pour montrer sa robustesse, mais elle indique bien que le chant des oiseaux ne concerne pas que le bien-être des humains, qu’il peut bénéficier à tous les êtres vivants.
Concrètement, comment faire des oiseaux nos thérapeutes ?
E.R. : Comme ils peuvent vite s’envoler, si on veut les approcher, être un peu en relation avec eux, il faut faire un travail sur soi-même. Nous les humains avons des attitudes très prédatrices, nous avons tendance à marcher droit devant, à être très bruyants. Il faut réapprendre le silence, l’écoute, l’observation, la patience, la discrétion, l’humilité. Autant de qualités qui permettent de devenir un bon observateur d’oiseaux, d’animaux en général, mais aussi d’affiner nos sens et de nous faire du bien. Pour observer un animal, il faut être pleinement là.
P.J.D. : Entendre le bruit d’un klaxon, d’un avion, tout le monde peut le faire. Ecouter, écouter vraiment, c’est autre chose. Ça veut dire être en pleine conscience, concentré sur le son émis. Donc il faut apprendre à écouter les chants d’oiseaux, c’est-à-dire les repérer et se concentrer sur eux. Idem pour la vision. Entre voir et regarder, il y a un monde. Vous voyez un envol de goélands sur une plage pendant que vous discutez avec quelqu’un. Si vous les regardez, vous les observez avec attention. Quand vous prenez le temps d’écouter et de regarder une mésange, vous allez vous concentrer sur elle, peut-être même pouvoir poser un nom sur elle, dire si c’est une mésange bleue ou une mésange charbonnière. En la nommant, vous rentrez dans son intimité, comme disait le poète Claude Roy. Alors, pour mieux la comprendre, mieux saisir l’intérêt qu’il y a à l’observer, à écouter son chant. Et in fine, vous serez beaucoup plus sensibilisé à la nature, à sa protection.
C’est même bon pour notre acuité visuelle et auditive, dites-vous…
E.R. : Les ornithologues ont une impressionnante capacité d’observation et d’écoute. A force d’affiner leur ouïe, ils sont capables d’entendre des sons auxquels le commun des mortels ne ferait pas attention. Et les très bons naturalistes savent repérer de tout petits oiseaux dans les feuillages.
P.J.D. : J’ai la soixantaine passée et j’entends bien mieux que mes parents à mon âge. Ayant une formation médicale, j’ai des amis médecins, ophtalmologues et ORL. Ils pensent comme moi qu’en entraînant son oreille et sa vue, on ralentit le processus de sénescence, comme un sportif qui se portera mieux arrivé à un certain âge qu’une personne qui aura été sédentaire. Cela demande à être vérifié, mais c’est très marquant.
Cela fonctionne-t-il avec tous les oiseaux ? Certains nous agacent, nous effraient et l’ornitophobie existe, favorisée notamment par des films comme les Oiseaux d’Alfred Hitchcock…
E.R. : Comme tout le monde, j’avais des a-priori sur certains oiseaux. Mais à force de travailler sur les vautours, par exemple, je me suis rendu compte de leur beauté. Le chant de la chouette hulotte fait souvent peur aux gens, qui le trouvent lugubre, alors que c’est à mon sens l’un des sons animaux les plus puissants, mystérieux, magnifiques. Les corbeaux n’en parlons pas - ils ont une intelligence extraordinaire. On oublie à quel point les pigeons sont des animaux tendres, comme tous les colombidés, qui ne sont pas le symbole de la paix pour rien. Et les étourneaux sont extrêmement rigolos. Dès qu’on s’intéresse un peu aux oiseaux mal aimés ou qui nous irritent, on s’aperçoit qu’ils sont fascinants, riches d’enseignements.
P.J.D. : Bien sûr, pour commencer à côtoyer les oiseaux, rien ne vaut le fait de se lever avant l’aube, au printemps, et d’aller en forêt écouter l’incroyable chorus matinal des passereaux chanteurs, mésanges, pinsons, fauvettes ou pouillots. C’est plus facile que le contact avec des canards ou des rapaces. Mais une fois que l’on a appris à observer les oiseaux, il n’y en a pas qui nous font moins plaisir que d’autres. Quand je fais du «seawatching», je suis assis sur une falaise au moment de la migration des oiseaux marins, qui vont souvent de l’Arctique jusqu’aux mers tropicales. Je les observe avec mes jumelles, je les compte et les identifie, parfois pendant huit à dix heures, avec pour seuls témoins le ciel et la mer. J’en sors soulevé, cela vaut toutes les méditations du monde, cela permet de se réconcilier avec le temps long.
Vous écrivez que la vie des oiseaux est plus inspirante que tous les livres de sagesse…
E.R. : Prenez les merles, des oiseaux qui m’amusent. Un merle a l’air pleinement satisfait d’être un merle. Il est dans son temps présent, dans ses petites activités. Il faut trouver un vermisseau dans l’herbe, lisser son plumage. Prenez aussi les moineaux qui prennent des bains de poussière, ils ont l’air heureux d’être là, d’être eux-mêmes. Dans toute philosophie, on en revient toujours à ça : comment s’extraire des ruminations du passé et de l’anxiété du futur ? Mon prof de philo disait que le bonheur, c’est d’être bien là où on est, sans vouloir être ailleurs. Un oiseau content nous remémore ça. Dans le contexte actuel, on peut aussi se rappeler à quel point les autres animaux, comparés à notre espèce, sont pacifiques et respectueux de leur propre environnement. Bien sûr, certains sont prédateurs pour se nourrir, mais la notion de guerre n’existe pas chez les oiseaux. Nous nous posons toujours comme Homo sapiens qui serait au-dessus des autres animaux, mais ces derniers sont en fait bien plus sages que nous.
P.J.D. : Observer les oiseaux, c’est prendre conscience de la fragilité de notre Terre et de la nécessité de la préserver. Le souci pour l’environnement recule aujourd’hui dans nos sociétés, alors que la priorité des priorités, c’est l’avenir de notre planète, si on veut nous-mêmes pouvoir continuer à y vivre. Les oiseaux nous aident à y réfléchir et à nous engager, à agir. En plus, s’intéresser aux animaux est utile à la science. En France, le grand portail de sciences participatives Faune France compte 180 000 personnes, qui y rentrent leurs observations naturalistes, sur les oiseaux, les insectes ou les mammifères. Ces millions de données servent à des analyses scientifiques sur le suivi des populations, leur état de santé, les mesures de conservation à prendre, etc. C’est mêler l’utile pour la science à l’agréable pour soi-même. Une étude américaine a même montré que les sciences participatives ont des effets bénéfiques sur la santé mentale et le bien-être de qui les pratique.
D’ailleurs, les amoureux des oiseaux se trouvent partout et dans tous les milieux sociaux. Il y a aussi derrière cela un facteur d’équité, de cohésion sociale ?
P.J.D. : Oui, d’égalité, de parité, de fraternité. Si j’ai envie d’aller en Bosnie, au Guatemala ou en Namibie, j’aurai toujours l’adresse de quelqu’un à qui je pourrai écrire «je suis Philippe Dubois, j’habite en France, je vais dans votre pays, pourrait-on se voir ?» Neuf fois sur dix, la personne non seulement me répondra, mais me dira : «Passe, je vais t’emmener observer mes oiseaux.» C’est une grande communauté qui fait fi de la couleur de la peau, de la religion, etc. Et observer les oiseaux vous permet de sortir des sentiers battus, y compris en France, de rencontrer des gens qui ne voient jamais de touristes, simplement parce que vous êtes en quête d’une espèce rare ou d’un endroit tranquille.
Petit problème, il y a de moins en moins d’oiseaux…
P.J.D. : C’est même un gros problème. La moitié des 11 000 espèces d’oiseaux recensées dans le monde sont en déclin. Je vais être très clair. Des printemps silencieux, comme ceux que redoutait déjà la biologiste américaine Rachel Carson dans les années 1960, signifieraient le début de la fin d’une forme d’humanité. Au XIXe siècle, les mineurs anglais emmenaient un canari avec eux. Quand il cessait de chanter, cela voulait dire qu’il fallait vite remonter, car il était mort à cause de trop de monoxyde de carbone. Quand les oiseaux cesseront de chanter, il sera plus que temps de remonter, si je puis dire, en espérant qu’il ne soit pas trop tard. Ce sont des sentinelles, des indicateurs de l’état de santé de la planète et l’effondrement de leurs populations devrait davantage alerter.
E.R. : On imagine l’oiseau comme un animal un peu fragile. C’est faux. Ce sont les descendants des dinosaures, qui existent depuis 125 millions d’années. Ils sont robustes, adaptables, très résistants d’un point de vue évolutif. Si eux disparaissent, c’est très inquiétant pour nous. Protéger les oiseaux comme l’ensemble de la nature, c’est nous protéger nous-mêmes.
Que faire concrètement, au niveau collectif et individuel ?
P.J.D. : Quand on a un balcon, un jardin, les accueillir avec des mangeoires l’hiver, des nichoirs au printemps. Evidemment, ne pas pratiquer des activités qui leur nuisent. Et convaincre autour de soi, faire comprendre la nécessité d’écouter, de regarder, de s’intéresser aux oiseaux. On ne protège bien que ce qu’on connaît bien.
E.R. : Tout ce qu’on fait pour protéger l’environnement compte. On ne peut pas protéger un oiseau si on ne protège pas la nature qui l’entoure. Et pour cela, il faut réviser notre modèle sociétal et agricole. Les pesticides sont en grande partie responsables de la diminution de 80 % des populations d’insectes en Europe et de celle de plus de 50 % des oiseaux des milieux agricoles en France, comme les perdrix ou alouettes. La bonne nouvelle, c’est que prendre soin d’autrui, de la nature, c’est se faire du bien à soi. Quand on fait un massage à quelqu’un, on se relaxe soi-même. Quand on fait revenir les fleurs, les papillons, les oiseaux, c’est réconfortant, gratifiant, cela donne du sens à la vie.