«On m'a dit que j'avais un trésor» : sur les traces de la tulipe de l'Ecluse dans les vignes girondines
De: Libération • Publié le: 01 avril 2025
La plus rare et délicate des tulipes sauvages de France fleurit chaque année en mars et les endroits où elle pousse sont tenus secrets. Dans le Blayais, botanistes et vignerons s'allient pour prendre soin de cette espèce protégée et repeupler les parcelles.
Par Margaux Lacroux
Quand elle refait surface au mois de mars, sa corolle encore fermée a des allures de sucre d’orge. Il faut légèrement s'accroupir pour apercevoir la petite curiosité, ornée de larges rayures couleur framboise et blanc, au milieu des vignes. «Voici la tulipe de l’Ecluse ! s’exclame le botaniste Aurélien Caillon, référent pour la Gironde du Conservatoire botanique national Sud-Atlantique (CBNSA), en désignant du doigt une fleur sous un cep de vigne. C'est la plus rare, la plus délicate de toutes les tulipes sauvages et celle dont les pétales sont les plus effilés.»
Son apparition est fugace : elle ne fleurit que durant quelques semaines au début du printemps. Acclimatée depuis des siècles au sud du pays, la fleur, venue d’Orient, doit son nom à Charles de l'Ecluse, botaniste voyageur qui importa en Europe des bulbes perses à la fin du XVIe siècle. Malgré son origine «exotique», elle bénéficie du statut d'espèce protégée en France, habituellement réservé aux plantes autochtones, car elle a une valeur patrimoniale. Tulipa clusiana est moins connue que ses congénères sauvages, la tulipe des bois (Tulipa sylvestris) et la tulipe australe (Tulipa sylvestris australis), toutes deux jaunes, ou encore la tulipe précoce (Tulipa raddii) et la tulipe d'Agen (Tulipa agenensis), dont les pétales sont rouges. Ses populations se sont raréfiées depuis les années 60, à cause de la modification des pratiques dans les cultures, avec notamment l'abandon du labour pour désherber, au profit des traitements herbicides.
«Il m'a dit que j'avais un trésor»
Trouver cette pépite n'est pas aisé, puisque son emplacement exact est tenu secret par les botanistes qui la recensent soigneusement. En Gironde, on peut notamment l'observer dans le domaine viticole d'Antonio Moretto, au château le Tertre Camillac, dans les côtes de Bourg, à 45 km au nord de Bordeaux. Le vigneron, désormais à la retraite, nous conduit, ce vendredi de mars, jusqu'à sa petite protégée. Il s'est engagé à prendre soin de cette espèce historiquement présente à deux endroits de sa propriété. Et ce grâce à son ami Michel Quéral, photographe naturaliste et auteur d'un ouvrage sur les fleurs des vignes (1). «C'est lui qui m'a mis le nez dedans, il m'a dit que j'avais un trésor. Sans son expertise, je n'aurais sans doute pas pris la mesure de la richesse qui est la nôtre. C'est la raison pour laquelle nous tentons de préserver dame nature et ce qu'elle nous donne», dévoile Antonio Moretto, qui affiche fièrement la fleur sur les étiquettes et les bouchons de son vin.
Sur proposition du CNBSA, il a accepté d'aller plus loin en réintroduisant la tulipe de l'Ecluse sur un lopin de terre supplémentaire en juin. Pour la première floraison, les résultats sont encourageants. «J'ai compté 26 fleurs sur 190 bulbes plantés, c'est déjà bien, je ne pensais pas en voir autant la première année», se réjouit Sandrine Loriot, responsable du pôle conservation du Conservatoire botanique, casquette et polaire estampillés, en auscultant les vignes verdoyantes qui surplombent la Dordogne.
Ces bulbes sont les rescapés d'une parcelle située à quelques centaines de mètres de là, où un autre propriétaire, qui ne s'en sortait plus financièrement, a dû arracher les pieds de vigne. Les botanistes aquitains ont mis sur pied une opération sauvetage ; ils ont récupéré une centaine de bulbes, qui se sont ensuite multipliés pendant huit ans au jardin botanique de Bordeaux, avant d'être plantés chez Antonio Moretto. «Il est important d'introduire ces tulipes près de leur lieu d'origine. Cela a été un travail d'ampleur : avant de les planter au pied des ceps, les bulbes, qui ressemblent à des petites billes, ont tous été mesurés car nous voulions vérifier que les plus gros donneraient des fleurs en premier, et c'est bien le cas», détaille Sandrine Loriot. Cette mission a été menée dans le cadre d'un plan national d'action en faveur des plantes vivant dans les vignes, les vergers et les champs de céréales, décliné au niveau régional, et qui vient d'être actualisé. Les cinq types de tulipes sauvages existant en France en bénéficient.
«Elles ont besoin de la main de l'homme»
Pour réintroduire les fragiles tulipes de l'Ecluse, il a fallu trouver un terrain favorable. «Elles se développent spontanément mais ont besoin de la main de l'homme et de ses pratiques culturales», détaille Aurélien Caillon. Elles sont friandes de sols argileux calcaires, de soleil et un léger travail du sol est nécessaire pour faire remonter leurs bulbes vers la surface. Les vignes d'Antonio Moretto présentaient ces caractéristiques, et ont également séduit par leurs pratiques agricoles «raisonnées». «Ce type de vignoble permet de concilier biodiversité et production de vin de qualité. Nous avons relevé une quarantaine d'espèces végétales juste sur cette petite parcelle. La tulipe est une espèce parapluie, c'est-à-dire qu'en la protégeant, on favorise aussi d'autres espèces. Ici elle s'accompagne par exemple du souci des champs ou de la Fumeterre des murailles», observe Aurélien Caillon en cueillant un bout de cette plante violette au pied des vignes.
Dans ces coteaux, on chouchoute la tulipe de l'Ecluse grâce à une méthode ancienne utilisée pour désherber mécaniquement : le buttage. De la terre entre les rangs de vigne est ramenée sur la base des ceps, formant une petite butte, ce qui permet d'aérer et de brasser les bulbes. Une dimension à prendre en compte pour Simon Abrivard, qui gère le vignoble d'Antonio Moretto depuis trois ans. Lui voudrait modifier la gestion de ses sols car les buttes rendent le passage des tracteurs plus dangereux. «On va trouver un juste milieu» pour composer avec la présence de la tulipe, assure-t-il, après un échange prudent avec les botanistes.
Les plus grands prédateurs sont les promeneurs imprudents
En revanche, pas question de revenir sur l'usage très restreint de pesticides. «On ne travaille pas en bio mais nous ne mettons aucun herbicide, insecticide ou acaricide [anti-acariens, ndlr]. Nous utilisons uniquement des fongicides, bio dès que possible, notamment pour lutter contre le mildiou [maladie causée par un champignon qui ravage les vignes] et aucun produit classé cancérigène, mutagène et reprotoxique», explique Simon Abrivard.
Les traitements ne sont pas les seuls à menacer la plante : ses tiges font saliver les lapins tandis que les escargots grignotent ses pétales. Mais les plus grands prédateurs sont les promeneurs imprudents, qui bravent l'interdiction de cueillir des espèces protégées. «Ailleurs dans le Blayais, des vignerons ont subi des cueillettes d'autres espèces de tulipes sauvages et ont dû clôturer leurs parcelles pour les protéger. Il y a toute une sensibilisation à faire», signale Aurélien Caillon. «Ici aussi, j'en ai vu !» renchérit le photographe naturaliste Michel Quéral.
Dans les parcelles où les tulipes de l'Ecluse étaient déjà présentes, un peu plus haut sur des terrasses pentues, leur fragilité inquiète Antonio Moretti : «Il y a un peu moins de dix ans, il y en avait une trentaine en mars mais j'ai vu le nombre décliner petit à petit alors que nous n'avons rien changé à nos pratiques», dit-il en observant quelques rares spécimens tout juste éclos. Il soupçonne le changement climatique de leur rendre la vie plus dure. Dans ces vignes, la chaleur peut atteindre 36°C l'été. «Comme les bulbes sont peu profonds, ils peuvent souffrir», suppute-t-il. Une piste qui sera explorée grâce au suivi des tulipes mis en place par le CNBSA. «Nous avons publié une étude en 2022 proposant un état des lieux de la flore des vignes girondines, souligne Aurélien Caillon. Dans quelques années, on pourra voir leur évolution et mieux comprendre les facteurs de maintien, ou pas.» Les inestimables trésors végétaux qui égaient les vignobles et nos vies sont sous bonne garde.
(1) Fleurs des vignes et fleurs des blés en Aquitaine, 2014, éditions Biotope.